Lesbienne, catholique et socialiste : la nouvelle cheffe des scouts crée la polémique
Douze ans après le Mariage pour Tous, l'élection de Marine Rosset à la tête des Scouts et guides de France est un tournant. Mais en vrai, ce n'est pas son orientation sexuelle qui fait débat.
Chez les consensuels Scouts et Guides de France (SGDF), les passations de pouvoir se font en douceur. Un président finit son mandat, son adjointe lui succède. Les cent mille adhérents revendiqués ne semblent un enjeu ni de pouvoir, ni de débat. Une brève annonce mise en ligne suffira. Depuis le 14 juin, la nouvelle patronne s’appelle Marine Rosset. Elle siège depuis longtemps au conseil d’administration. “Elle a démarré sa vie professionnelle comme enseignante en Seine-Saint-Denis. Elle est élue locale à Paris”, explique-t-on. Foulard autour du cou et franc sourire sur chemise bleue, celle qui va cheffer les chefs et guider les guides est un pur produit du mouvement, dont elle a gravi depuis son enfance à peu près tous les échelons. Quelles sont ses priorités ? “D’abord la foi”, assure-t-elle. Fermez le gentil communiqué, préparez les feux de camp.
Qui peut imaginer qu’en coulisses tous les aumôniers scouts consultés se sont opposés à cette promotion, comme l’a appris Théopolitique ? Que l’aumônier général Xavier de Verchère s’est fait leur porte-parole devant le conseil d’administration ? Que le lénifiant portrait fourni par le mouvement ment par omission ? Très vite, pourtant, les réseaux sociaux s’enflamment. On flaire le croustillant. Dans Riposte catholique, la farfadette devient sorcière. “Une élue de gauche, lesbienne militante et pro-avortement à la tête d’un mouvement de jeunesse catholique”, s’étouffe Boulevard Voltaire. “Militante LGBT, pro-avortement et socialiste tendance Nupes”, s’ébaubit Marianne. Eh oui ! La femme sans aspérité que présentait le mouvement est une personnalité. Elle a une histoire. Une histoire à la fois très politique et très personnelle. Une histoire dont d’autres feraient leur fierté.
Catholiques et LGBT : la révolution silencieuse
Le plus grand mouvement éducatif du monde catholique vient de se donner une présidente qui vit en couple avec une autre femme, une militante engagée dans la lutte contre l’homophobie. C’est un choix réfléchi. Un choix historique, d’une grande portée pour l’Église catholique, pour les familles et pour les jeunes. Et d’une certaine façon, un choix naturel, tant les SGDF placent “l’ouverture à tous” au cœur de leur pédagogie. Ils incarnent l’aile progressiste du mouvement scout. “Il n’existe pas de modèle tout fait à reproduire en série”, dit même leur projet. “L’éducation doit permettre à chacun et chacune, garçon et fille, de développer toutes ses potentialités, d’accéder à toutes les responsabilités sans être enfermé dans des rôles sociaux ou des modèles traditionnellement masculins ou féminins.”
Alors, pourquoi taire ce choix ? Pourquoi ne pas l’assumer publiquement ? Par respect de la vie privée ? Celle de Marine Rosset n’a pourtant rien de secret. L’intéressée en a elle-même souligné le sens politique durant les législatives de 2024, où elle était candidate. “J’ai un enfant qui a un an et demi. Cet enfant a deux mères” , expliquait-elle selon le média étudiant Emile. “Dans des pays déjà dirigés par l’extrême-droite, comme l’Italie, notre famille n’existerait pas.”
Chez les scouts, il est vrai, le sujet reste sensible. Des homosexuels hommes ou femmes siègent depuis longtemps dans les instances, mais plutôt dans la discrétion. En 2016, lors du Rowerway de Jambville, un rassemblement international des 16-22 ans, le délégué général du mouvement avait fait fermer la tente du Rainbow café trop zêlé dans la distribution de préservatifs. Vers la même époque, un curé parisien avait discrètement évincé une lesbienne qui se proposait comme responsable locale – “cheffe de groupe”, dans le jargon du mouvement. La jeune maman avait soulagé la hiérarchie scoute en retirant discrètement sa candidature. Au moins, elle n’avait pas informé Médiapart. Plus récemment le mouvement aurait confié des responsabilités à un père de famille en “transition de genre” avec, assure-t-on de source interne, l’acceptation résignée de l’évêque. L’aumônier régional y était opposé.
L’élection d’une femme qui aime les femmes montre, en réalité, la rapidité et l’ampleur du changement de mentalités dans le monde catholique, du moins en France, pays où le sujet avait suscité le plus de crispation. Douze ans après l’adoption du « mariage pour tous », une révolution silencieuse s’est opérée. Le pontificat du pape François a servi d’accélérateur culturel. Avec son célèbre “qui suis-je pour juger”, il a ouvert la porte de l’Église à tous ceux “qui cherchent le Christ”. Las de patauger en vain dans le sociétal, comme à l’époque de la Manif pour tous, beaucoup de fidèles en ont profité pour tourner la page. Ils ne s’offusquent plus, ou peu. “Globalement, ils sont plus avancés que la hiérarchie et le magistère sur les questions de sexualité”, estime un expert. Ce n’est donc pas l’orientation sexuelle revendiquée par Marine Rosset qui coince. “Qu’une personne engagée ait des points de tension vis-à-vis du Magistère ne me gêne pas. Le contraire serait suspect. Nous avons tous des endroits où ça nous gratte”, confie un aumônier pourtant opposé à cette élection. Dans le jargon catholique, “le Magistère”, avec une majuscule, est l’enseignement officiel et intangible, celui du catéchisme et des papes.
Qu’en est-il en fait et en France ? Les épousailles devant monsieur l’abbé demeurent impossibles pour les homosexuels comme pour les hétérosexuels divorcés. Le droit canonique les considère toujours comme “des concubins”. Les évêques ont généralement empêché les bénédictions de couples théoriquement autorisées par le pape François. Mais dans nombre de paroisses, ni l’orientation sexuelle revendiquée, ni le mode de conception des bébés ne sont plus vraiment un sujet.
Ces particularités ont souvent cessé de faire obstacle au baptême ou à la communion d’un enfant, même conçu par GPA, d’autant que la notion d’enfant naturel n’existe plus dans le droit de l’Eglise. Devant la diversité des situations familiales, beaucoup de prêtres optent désormais pour le pragmatisme. Alors que nombre d’enfants baptisés à Pâques appartiennent à des familles indifférentes à la foi, absentes, déchirées, fluides, recomposées ou monoparentales, la conjugalité n’est plus qu’un élément du paysage, parmi beaucoup d’autres. Comme toujours dans sa longue histoire, l’Eglise catholique a regimbé, puis s’est alignée, privilégiant l’évangélisation et l’inculturation, tout en maintenant la doctrine, mais rangée dans le ciel idéal.
Les forces de l’Esprit se réveillent
Marine Rosset incarne la résurrection des “cathos de gauche”. Longtemps moqué et moribond, toujours très minoritaire, le courant n’en est pas moins en plein renouveau intellectuel et générationnel, sur fond de féminisme et d’écologie, d’essais engagés et de cafés associatifs. Laudato Si et Fratelli Tutti servent de bréviaire. Ces encycliques du pape François voisinent avec les rééditions de Jacques Ellul. Des cathos de gauche sont présents dans tous les partis du Nouveau Front Populaire, discrètement à LFI, plus visiblement chez les Verts, notamment avec Marine Tondelier.
Comme toute la gauche, ils sont moins tiers-mondistes qu’autrefois, plus sociétaux et souvent plus radicaux dans leurs modes de vie. La différence avec les générations précédentes se remarque aussi dans une dimension plus attestataire. Les nouveaux cathos de gauche ne sont plus adeptes de l’enfouissement et du refus d’annoncer l’Évangile « par respect pour l’autre ». En somme, ils ne cachent plus ni leur sexualité, ni leur spiritualité.
“Je suis catholique”, ose donc Marine Rosset quand elle est en campagne électorale. Ses camarades et alliés de circonstance la surprennent même qui revendique, outre la Sainte-Trinité, un triptyque tout personnel : “prière, poésie, politique”. Dans les cafés de la place de la Sorbonne, à l’ombre des divinités laïques du Panthéon, c’est presque un blasphème. Les militants mélenchonistes ont été priés de se ranger derrière la bannière de cette Jeanne d’Arc réformiste soutenue par Jospin et Glucksmann. Ils toussent un peu.
Marine Rosset n’en a cure. “Je crois aux forces de l’Esprit”, disait-elle pour les législatives de 2017. L’allusion à Mitterrand campait une femme de fidélité et suggérait une foi personnelle. La jeune socialiste, à peine 31 ans, arpentait les escarpements de la montagne Sainte-Geneviève avec courage, subissant sans faiblir les cruautés initiatiques du métier. Dans M, le magazine du Monde, une photo d’Alexandre Guirkinger la montrait tendant désespérément ses tracts dans une rue vide. Le cliché était pris devant un magasin de pompes funèbres. Élégant, non ? Cette fois-là, le score fut modeste : 6,11%. Les électeurs choisirent son adversaire Gilles Le Gendre, personnalité centrale du macronisme, aujourd’hui tombé en disgrâce.
Mais les habitants de la deuxième circonscription de Paris, campée sur la rive gauche, sont des bourgeois matérialistes. Les “forces de l’Esprit” et le triptyque “prière, poésie, politique” les laissent froids. En 2012, alors que Marine Rosset était encore la suppléante du scientifique Axel Kahn, François Fillon vint leur montrer ses costumes. Séduits, ils votèrent à droite.
Lors du plus récent scrutin, en 2024, Rachida Dati offre son jeune poulain, un certain Jean Laussucq. Heureusement, la candidate d’union coche de bonnes cases, sinon du catéchisme, du moins du progressisme. Elle se bat pour “le droit à l’avortement”. Elle pose en photo avec Jean-Luc Romero, militant LGBT, mais surtout ancien président de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité. Marine Rosset ? “Un de mes coups de cœur”, s’enthousiasme ce dernier. Face au protégé de Dati, la candidate du Nouveau Front Populaire obtint un honorable 43,5%, sous les couleurs. Elle a fait ce qu’il faut.
Images d’un engagement militant
Un problème politique
No sex please, nous sommes Anglais, plaisantait une comédie britannique de 1973. Chez les scouts, ce n’est pas le sexe qui coince, c’est la politique. Surtout la politique politicienne. C’est ici que le coming out est mal vu. Si Marine Rosset avait été conseillère municipale à Arnac-la-Poste (Haute-Vienne), Chantemerle-sur-la-Soie (Charente Maritime), ou Saint-Pomplon (Dordogne), voire même à La-Bénisson-Dieu (Loire), l’affaire n’eût pas fait de bruit dans Landerneau. Mais celle que le mouvement présente comme “élue locale”, ce qui est techniquement vrai, siège au conseil municipal du Ve arrondissement de Paris. D’après nos informations, elle avait de bonnes chances d’y être investie comme tête de liste pour les municipales, en retour de son soutien à Rémi Féraud, l’un des deux candidats socialistes à la succession de Anne Hidalgo.
Extrait de profession de foi… politique. La candidate se veut très engagée contre l’extrême-droite.
Comme Marine Rosset, plusieurs figures de la gauche se sont réorientées vers la présidence d’ONG pratiquant des formes de plaidoyer très engagé, telle Cécile Duflot chez Oxfam ou Najat Vallaud-Belkacem à France Terre d’Asile. Mais elles se sont mises en retrait du champ partisan. Et surtout, elles ne sont pas scoutes. Or le scoutisme est résolument, ontologiquement, scrupuleusement apolitique.
Il s’agit certes d’une façade - personne n’imagine une militante Rassemblement national élue à la tête des SGDF, ni même une élue des Républicains, et probablement pas une macroniste. Mais l’affirmation partisane explicite est taboue. Le code de conduite et les textes de l’Organisation mondiale du mouvement scout sont formels. Et si “les scouts ont le droit de participer à des activités politiques à titre personnel et professionnel”, en revanche “ni l’organisation, ni un individu quelconque qui prétendrait la représenter ne doivent être assimilés à un parti ou à toute autre institution politique. Cela compromettrait l’indépendance du mouvement.”
Cette politisation entraînera une crise au long cours, dont l’issue semble difficile à mesurer. Elle ne produira peut-être pas une hémorragie d’adhérents dans un mouvement par ailleurs en bonne santé, où les jeunes enfants sont parfois placés sur listes d’attente, faute de bonne volontés pour les encadrer. Depuis longtemps, les parents plus attachés à la défense du modèle familial ou à la tradition mettent de toutes façons leurs rejetons chez les Scouts unitaires de France (SUF) ou les Scouts d’Europe. Quand les concurrents défendent une pédagogie centrée sur l’éducation à la foi, les SGDF préfèrent “l’ouverture à tous”. En bref, ils incarnent l’aile progressiste du scoutisme catholique. Mais les adhérents ne sont pas tous de gauche, les jeunes aumôniers encore moins, et ceux qui penchent à gauche ne sont pas nécessairement sur la ligne Rosset. Enfin, alors que les SGDF dépendent des pouvoirs publics par leurs subventions ou leur contrôle des camps d’été, comment la présidente pourra-t-elle défendre les intérêts du mouvement face à une ministre de la jeunesse d’une autre couleur politique ? Marine Rosset “cloisonne”, assure-t-elle. Les cloisons parfois sont mal isolées.
Quant au coup de force d’une élection assumée contre la volonté des représentants de l’institution catholique, il laissera des traces. Car dans les faits, les SGDF sont à la fois indépendants et placés à l’intersection de cercles très exigeants et de plus en plus difficiles à concilier : scoutisme et guidisme mondiaux, associations d’éducation populaire, organismes de formation professionnelle, mouvements d’Église… Surtout, ils disposent de doubles statuts, civils et canoniques, sans parler de la reconnaissance d’utilité publique.
Du point de vue du droit de l’Église, ils forment une association définie et reconnue comme catholique, mais libre et indépendante. Ils ont le statut “d’association privée de fidèles”, ce qui ne signifie pas “dépourvue de croyants”, mais “réunissant les fidèles à titre privé”, leur nombre et leur visibilité ne changeant rien à l’affaire. Ses dirigeants n’agissent pas “au nom de l’Église”. Ils doivent être simplement “en communion avec l’Église”, explique le subtil Cédric Burgun, vice-doyen de la faculté de droit canonique de Paris.
La notion, comprend-on, est à géométrie variable selon les papes, les théologiens ou… les canonistes. Mais quand la militante Rosset défend ardemment en politique le droit à l’avortement, “ce n’est pas une question d’opinion personnelle”, distingue-t-il. “Elle contredit clairement et publiquement le magistère sur un point fondamental.” Peut-on encore parler de communion ?
On annonce quoi ?
En service dans la région bordelaise et responsable local d’une troupe SGDF, l’abbé Clément Barré fait partie des premiers qui ont protesté sur les réseaux sociaux. Joint par Théopolitique, le prêtre s’exprime avec nuance et refuse catégoriquement d’aller sur le terrain de la vie personnelle. Les SGDF se veulent indépendants de l’Église, reconnaît-il, mais celle-ci les aides notamment par le prêt de locaux ou pour le recrutement. Une troupe peu religieuse “ne manque pas la messe quand il s’agit de vendre des calendriers ou des gâteaux pour financer un camp”, ironise l’abbé.
L’association vit dans cette tension entre indépendance juridique et dépendance réelle. Elle est fière de compter des chefs de toute sensibilité, athées, croyants, en recherche, convertis. Elle privilégie la “première annonce” et l’accueil de jeunes de toute religion, ou d’aucune. Par “première annonce”, on entend ici un message accessible à tous, pas catéchétique et non contraignant, par opposition à un contenu plus dense destiné à former et conforter des personnes pratiquantes. D’accord, mais “qu’est-ce qu’on annonce ?” demande l’abbé Barré. La foi ? “Oui, mais c’est une foi que certains ont vidée de son contenu, pour ne garder que l’accueil de l’autre.”
Le mouvement n’a cessé d’osciller entre recatholicisation et sécularisation accélérée sans jamais pouvoir clore le débat. L’élection de Marine Rosset déplace la réflexion sans résoudre le dilemme, car la nouvelle présidente assume publiquement sa foi personnelle sans pour autant rentrer dans les cases. “Élan de l’Évangile”, “spiritualité au quotidien”, tel est le cap qu’elle entend donner au mouvement. Des termes étrangement moins forts que ceux qu’elle a crânement employés en campagne électorale.
La polémique politico-religieuse renvoie le principal mouvement scout à une question bien connue dans l’enseignement privé, les médias chrétiens ou des mouvements comme le MRJC, la JOC ou le Secours catholique : en quoi sont-ils toujours catholiques, en quoi ne le sont-ils plus ?